Vous trouverez ci-dessous des déclarations d’intention écrites pour divers festivals cinématographiques et qui donnent un peu l’esprit de « réflexivité » que je souhaite insuffler à mes films. Une part du sens y est toujours laissée à l’imaginaire du spectateur par le jeu d’un récit plus symbolique que réaliste. C’est le parti-pris de mes documentaires « de création » (par opposition au simple reportage qui rapporte la réalité brute sans construction symbolique ni point de vue engagé).
Par exemple on pourrait voir « Les Phasmes » ou « Le cheval de l’Everest » comme des allégories poétiques, sortes de contes documentaires où tout est « vrai » sans être pour autant la réalité prosaïque…
Mais je rêve !
En un siècle la montagne n'a pas changé. Le Dru semble analogue, malgré des éboulements qui paraissent monstrueux aux alpinistes ; vu de la vallée, seules quelques traces blanchâtres sur le roc rappellent les cataclysmes. Bien entendu, les glaciers ont pris des vacances en haut des pentes mais peut-être pas pour très longtemps... Même le béton tant décrié n'a guère plus de pérennité que les champignons, le gel le fend et on l'explose à la dynamite, il se pulvérise si facilement ! Quant aux gestes des grimpeurs, de Paul Preuss à Profit, ils restent identiques comme un instinct d'enfant, car n'en déplaise aux simiesques médiatiques, on n'a jamais grimpé autrement qu'à mains nues.
Les vrais changements sont réels mais ailleurs...
La "mémoire documentaire" des premiers films de montagne nous le rappelle : la paysannerie agonise lentement depuis plus d'un demi-siècle et ses traditions ne survivent au massacre économique qu'en se folklorisant. Pourtant qui songerait à retourner à la "Terre sans pain" (pour reprendre le titre du premier film de Bunuel, tourné dans le massif des Hurdes), cette "Terre sans pain" où la nostalgie urbaine enracine souvent niaisement sa recherche d'authenticité ? Urbains ou montagnards, poètes et paysans sont maintenant dans la même situation de lutte pour résister à la globalisation.
Ce qui a aussi changé c'est le spectateur, celui que nous étions ne fut pas celui que nous sommes devenus... et pour cause(s). Le spectateur du début du siècle était plus sensible au "boniment" d'un commentateur qui orientait sa compréhension de l'image muette. Le pouvoir du "bonimenteur" des premiers temps cinématographiques poursuit sa carrière avec fortune dans les séances de Connaissance du Monde où curieusement les records des salles combles restent l'apanage des conférenciers alpinistes (les chiffres d'audience de Gaston Rébuffat puis de René Desmaison à Grenoble sont exemplaires)... Ce goût du charisme, né de la présence en chair et en os, nous vient probablement du mythe annapurnien qui s'est formé autour du culte des héros meurtris. Présents devant l'écran, les mains et les pieds entourées de bandages, les vainqueurs douloureux de l'Annapurna touchèrent durablement la sensibilité des foules, ils assujettirent (malgré eux ?) l'inconscient collectif à des réflexes d'admiration qui vinrent déculpabiliser le voyeurisme satisfait.
Les festivals de cinéma fonctionnent d'ailleurs sur cette présence des réalisateurs et des acteurs pour attirer le public et les médias. L'hommage à nos compagnons disparus, un hommage parfois appuyé que nous avons pris l'habitude de rendre par l'image ou par l'apologie sur scène n'est pas étranger à cette fascination pour la mort, le risque ou le danger que contient la plupart des films de montagne et d'aventure. Ce penchant funèbre fait écho à un cliché inévitable : "la montagne est un milieu hostile à l'homme". Même les "psys" l'induisent... il n'y a que les poètes pour penser différemment et feindre l'éternité de la vie.
Longtemps le sommet fut le but de l'ascension et détermina fortement le contenu des films, puis ce fut la capacité d'en descendre avec des moyens extraordinaires qui prima (ski, surf, delta, parapente...), enfin on mit l'accent sur les gens... Les télévisions qui pèsent de tout leur poids institutionnel sur les formats et les contenus, invitèrent les réalisateurs à se conformer à une certaine prévision du public. Le spectateur avait besoin qu'on lui raconte une histoire. Ce récit devait avoir un fil conducteur, un personnage principal auquel on pourrait s'identifier et identifier "le sujet" du film ! Avec de tels a priori sur les soi-disant désirs et besoins du public, les festivals devinrent des galeries de portraits, puisque toute idée, toute montagne, toute région, toute activité humaine devait s'incarner dans l'étroiture charnelle d'un personnage emblématique. Cette recette de l'identification relève de la connaissance "audimétrique", une science primitive et purement statistique du spectateur. Cette recette est vieille comme celle du "bonimenteur" que les télévisions ont d'abord métamorphosé en maîtres à penser l'image (des présentateurs de bonne tenue) puis remplacés plus récemment par une foultitude de communicants, des bafouilleurs un peu cafouilles qui baragouinent et "hulottent" en s'agitant...
Je conseillerais volontiers à ces derniers de prononcer sept fois à voix basse cette simple phrase de Pasolini : "je fais du cinéma pour donner du sens au réel". Ce conseil est utopique car la télévision n'est pas le cinéma, son esthétique se conforme plus directement aux imprécations des financeurs : les publicistes. Or, l'esthétique du publiciste est celle de la publicité (même et surtout si le réalisateur travaille alternativement pour la fiction et pour la publicité). L'esthétique publicitaire, contaminée par l'argumentation mercantile, est contagieuse, hégémonique et aliénante.
Puisque le sommet, allégorie de l'idéal, n'est plus le but de l'escalade ni le point de départ de la descente, les fioritures du gestuel occupent le terrain des motivations et des finalités, selon les standards propres à toute compétition. Confrontés aux nécessités superficielles de la concurrence, alignés sur les programmes d'ambiance et les séries, soumis au zapping et au surfing, les films peuvent ainsi se passer de contenu ... leur forme reproductible à l'infini (diffusion satellite) aspire à l'universalité selon des critères établis, conformément aux règles du transport des produits de réseaux et aux rites désormais connus des liturgies boursières. Tout scénario est ainsi réductible au monde des animaux, et le darwinisme économique conduit les producteurs à se lancer à bride abattue dans une sorte d'élevage de films animaliers. Faire du cinéma ou faire des courses en montagne serait reproduire de la forme plus qu'inventer du contenu, ce serait fabriquer de l'image pour des spectateurs cyniquement cantonnés à regarder les grimpeurs, les montagnards, leurs activités et leurs sports par l'incontournable petit bout de la lucarne...
Mais mon ami vous voilà bien critique !
Alors vous ne croyez plus au progrès de l'humanité, ni ne rêvez des films de demain ?
Oh ! que si Monsieur Lacan,
Je rêve d'un documentaire avec un budget de fiction,
Et d'un film de fiction fait avec les moyens d'un documentaire
Je rêve d'un film poétique sur des montagnes sans histoire,
d'un grand sujet impalpable fait de petits sujets incidents,
je rêve d'approcher de vraies personnes, de les montrer sans qu'elles s'effacent jamais derrière un personnage important,
je rêve d'un entrelacs de récits sans fil conducteur,
avec des orchestres symphoniques dans les sacs à dos,
je rêve de silence avec le souffle du vent, de gestes inexpliqués, d'interrogations sans réponse, de beauté et de gratuité de l'action, d'errance,
je rêve d'images sans tatouage,
d'un producteur généreux et d'un diffuseur inspiré de curiosité,
je rêve de ce médium perspicace qui risquerait la confiance
parce qu'il croirait aux spectateurs,
au libre-arbitre, à la curiosité,
à l'intelligence de celui qui regarde en construisant du sens
ou qui décide de s'en passer
je rêve d'un sursaut de lucidité
car seules les justes fascinations inhibent la télécommande
et emportent la décision de rester.
Bernard Germain
Nous avions inventé la télé-réalité et on nous l’a volée. Avant nous personne n’avait eu l’idée de faire un film avec des gars qui grimpent qui mangent et qui dorment puis qui grimpent qui mangent et qui dorment. Personne n’avait osé filmer la vie quotidienne de ses porteurs de bagages. Nul n’avait eu le culot et l’impudeur de montrer son effort et sa souffrance puis d’hurler au monde ébahi la joie naïve d’arrivée au sommet.
Pendant des années nous fûmes les seuls à entrouvrir nos carnets d’aventures intimes et sublimes pour donner en partage beauté, engagement, rêves et folies. Cette télé-réalité nous a été confisquée puis décongelée elle fut redonnée en pâture au public sous les formes les plus abêtissantes.
A qui la faute ? A l’époque, à la publicité, aux producteurs, aux diffuseurs, aux réalisateurs ? Aux spectateurs « parce que c’est ça que les gens veulent » ? Ou bien sommes-nous tous complices ?
Rappel : il y eut tout un cinéma de montagne et d’aventure, porteur de sens et de valeurs, mais qui s’est interdit de les révéler, de les analyser, de les critiquer, de les conscientiser… Restant par discrétion ou par indigence, par facilité ou par paresse, un cinéma complaisant et factuel, il fut souvent pétri de bonnes intentions, bourré de non dits faute d’avoir à dire… Ce cinéma de passage dans des programmations éphémères n’aura fait ni le poids pour s’imposer ni le contrepoids pour éviter le pire : le retrait du cinéma de création au profit de l’émergence triomphale de la télé-trivalité.
Alors ? DEBOUT LES REALISATEURS ! DEBOUT ! Ne restons pas avec la honte d’avoir été floués car la honte est du côté de ceux qui privent le public d’un pan de civilisation. Il est grand temps de s’approprier les budgets tous azimuts pour enrichir les filmographies avec un Cinéma d’Hauteur qui affirme magistralement que nous avons des œuvres à substituer aux produits et une éthique en face de la vulgarité